Dans la nuit du 19 au 20 septembre 1960, Fidel Castro, alors premier ministre de Cuba depuis peu, fait la rencontre de Malcolm X, en plein Harlem.
Retour sur une rencontre iconique entre deux des personnages les plus craints par l’Amérique d’alors.
Fidel Castro à New York : le Líder Maximo en terrain connu
Fidel Castro & New York : à l’origine, une histoire d’amour. Au sens propre. Le Líder Maximo -à ce moment un jeune diplômé en droit de 22 ans- visite la ville une première fois en octobre 1948 lors d’une lune de miel avec sa première épouse Mirta Díaz-Balart.
En 1955, Castro se rend une seconde fois à New York. Le futur leader cubain, désormais divorcé, vient tout juste d’être libéré de prison, après une tentative ratée de renversement du dictateur Fulgencio Batista lors de l’attaque de la caserne de Moncada le 26 juillet 1953.
Après un passage par le Mexique où il rencontre et se lie d’amitié avec Ernesto « Che » Guevara, Castro s’exile à Manhattan pour récolter des fonds auprès de l’importante communauté d’exilés cubains qui y réside et préparer ainsi le débarquement du Granma, lors duquel Castro et quelques 81 compagnons d’armes -dont son frère Raùl et Guevara- entendent cette fois réussir à renverser le dictateur Batista.
En avril 1959, Castro se rend une troisième fois à New York. Cette fois-ci, c’est en vainqueur et héros que le ‘Comandante’ arrive. Quelques mois plus tôt, et après plus de 2 ans d’une guérilla acharnée, les forces castristes ont pris le meilleur sur l’armée de Batista, qui fuit le pays le 31 décembre 1958 en emportant avec lui 40 millions de dollars.
Le 1er ministre cubain, accueilli en rockstar, profite de cette escapade de 5 jours pour visiter l’Empire State Building, Central Park, ou encore le zoo du Bronx dans lequel le révolutionnaire prend la pose devant un tigre puis déguste un hot-dog, avant de finir par une glace, pour le plus grand plaisir d’un public hilare.
Des Guérilleros à Manhattan
Le 4ème voyage du Comandante en septembre 1960 s’avère toutefois bien différent pour le révolutionnaire. Les Etats-Unis, qui soutenaient à l’origine le dictateur Batista, ont de plus en plus de difficultés à accepter les profondes transformations que Castro entend opérer.
Le Líder Maximo entend en effet nationaliser l’économie, les banques, et mener d’importantes réformes agraires destinées à faire cesser l’exploitation et la misère des paysans et ouvriers agricoles cubains, ce qui n’est guère du goût de l’administration américaine du président Eisenhower.
Fidel Castro – Biographie à deux voix
Résultat de plusieurs semaines d’intenses conversations entre Ignacio Ramonet et Fidel Castro, cette «biographie à deux voix» donne les clés de la révolution cubaine à travers le parcours personnel et politique du dernier «monstre sacré» de la politique internationale.
Quelle a été son enfance ? Où et quand s’est forgé le rebelle ? Quelles étaient ses relations avec Che Guevara ? Comment sa petite guérilla a-t-elle vaincu la puissante armée de Batista ? Le monde a-t-il été au bord de la guerre nucléaire pendant la «crise des missiles» d’octobre 1962 ? Combien de fois a-t-on tenté de l’assassiner ? […]
Le 1er ministre cubain est attendu, dans cette dernière décade de ce mois de septembre 1960, afin de s’exprimer à la XVème Assemblée générale des Nations Unies. À l’inverse des ses précédentes venues dans la Grosse Pomme, l’icône de la révolution cubaine est cette fois froidement accueillie par l’opinion publique américaine.
Peu avant sa venue, aucun hôtel ne souhaite d’ailleurs accueillir le révolutionnaire et sa délégation de ‘barbudos’, nom donné aux guérilleros cubains qui portent pour beaucoup une barbe fournie, symbole de leurs années de guérilla lors desquelles ils ne pouvaient se raser.
Il faut l’intervention du département d’Etat américain pour qu’un hôtel finisse par accepter de loger Castro -qui se disait prêt à « installer son hamac dans Central Park »- et les siens : ce sera l’hôtel Shelburne, en plein Manhattan, qui réclame tout de même un dépôt de garantie de 20 000 dollars.
De la froideur de Manhattan à la chaleur d'Harlem
Toutefois, pour le Comandante et ses camarades, la situation se dégrade rapidement. Le dirigeant cubain, qui a déjà versé 14 000 dollars, refuse de payer davantage, considérant que lui et les siens ne sont pas respectés par la direction de l’hôtel, qui accuse de son côté Castro et les 85 membres de la délégation cubaine de plumer des poulets vivants dans leurs chambres d’hôtel et de jeter les os par la fenêtre, directement sur la tête des passants.
Furieux, Castro se rend au siège de l’ONU et menace d’établir ses campements dans les jardins de l’organisation, et déclare en ce sens qu’il est venu aux Nations Unies, non aux Etats-Unis. Une solution est finalement trouvée : c’est à l’hôtel Theresa, situé en plein Harlem, que les révolutionnaires cubains iront loger. Avant de quitter le siège de l’ONU, le Líder Maximo déclare :
"Je vais dans un hôtel où sont les humbles, les exclus, parce que la Révolution cubaine est la Révolution des humbles, par les humbles et pour les humbles".
Fidel Castro à son interlocuteur de l'ONU Dag Hammarskjöld
Le dirigeant cubain réalise alors, en s’installant dans ce ghetto laissé à l’abandon et dont la plupart des habitants sont en majorité des afro-américains- un véritable tour de force. D’une part, Castro -accueilli en héros par les communautés afro-américaines et latines de la ville- démontre sa popularité auprès des populations défavorisées, tant socialement que racialement, lui qui abolit dès son arrivée au pouvoir les discriminations raciales à l’égard des Noirs de Cuba.
Le 1er ministre cubain réalise de plus coup double, en donnant un coup de projecteur mondial sur Harlem et l’injustice institutionnelle à l’encontre des populations afro-américaines.
Castro expose ainsi au monde l’hypocrisie des Etats-Unis dans leur prétention d’être le ‘pays de la Liberté’, et balaye au passage la propagande américaine consistant à affirmer que seuls les Etats du Sud pratiquent encore l’injustice raciale, alors qu’Harlem se trouve à New York, l’un des Etats du Nord.
Fidel Castro rencontre Malcolm X
Peu après son arrivée à l’hôtel Theresa, devant une foule massive de supporters, Castro rencontre son premier invité d’honneur en la personne de Malcolm X, l’un des principaux -si ce n’est le principal- responsables de la venue du dirigeant cubain à l’hôtel d’Harlem.
Malcolm X, qui ne jouit pas encore d’une renommée nationale ni internationale, est alors l’un des principaux hommes forts d’Harlem, et son représentant le plus célèbre. Le Black Shining Prince n’est à cet instant ni plus ni moins que le porte-parole et représentant des Black Muslims, une organisation qu’il fait passer en quelques années de quelques centaines de membres à plusieurs dizaines de milliers.
Malcolm X est le premier leader à rendre visite à Fidel Castro, aux alentours de minuit. Suivront, lors des 10 jours pendant lesquels le Comandante restera à Harlem, différents chefs d’Etat, à l’image de Nikita Khrouchtchev de l’URSS, le président égyptien (alors ‘République Arabe Unie’) Gamal Abdel Nasser ou encore le 1er ministre indien Jawaharlal Nehru.
New York City, September 1960. Fidel Castro – champion of the oppressed, scourge of colonialism, and leftist revolutionary – arrives for the opening of the United Nations General Assembly.
His visit to the UN represents a golden opportunity to make his mark on the world stage. Fidel’s shock arrival in Harlem is met with a rapturous reception from the local African American community.
He holds court from the iconic Hotel Theresa as a succession of world leaders, black freedom fighters and counter-cultural luminaries – everyone from Nikita Khrushchev to Gamal Abdel Nasser, Malcolm X to Allen Ginsberg – come calling…
Durant sa rencontre avec Castro, Malcolm X échange avec son hôte sur plusieurs sujets : poids de la propagande des journaux américains sur l’opinion publique, situation de Patrice Lumumba et de sa lutte pour l’indépendance du Congo, discrimination raciale ou encore relations US-Cuba…
Au Theresa Hotel, le 1er ministre cubain refuse l’accès à sa suite aux journalistes américains ainsi qu’aux photographes de la presse traditionnelle. Le Comandate accepte toutefois les deux journalistes Jimmy Booker du Amsterdam News et Ralph D. Matthews du New-York Citizen-Call, deux médias noirs, ainsi que le photographe freelance Carl Nesfield.
Malcolm X converse avec Fidel Castro
Le 24 septembre 1960, Ralph D. Matthews établit un compte-rendu de la rencontre Malcolm X – Fidel Castro et de leur échange.
Ci-dessous quelques extraits traduits par nos soins.
Dans la chambre de Fidel
[…]
Nous suivîmes Malcolm et ses assistants, Joseph et John X, dans le couloir du neuvième étage. Il était bordé de photographes mécontents parce qu’ils n’avaient pas aperçu le barbu Castro, et d’écrivains vexés parce que les agents de sécurité ne cessaient de les repousser.
Nous les frôlâmes et, un par un, nous fûmes admis dans la suite du Dr Castro. Il se leva et nous serra la main à tour de rôle. Il semblait de bonne humeur. L’accueil enthousiaste d’Harlem semblait encore résonner dans ses oreilles.
[…]
Après les présentations, il s’assit au coin du lit, et demanda à Malcolm X de s’asseoir à ses côtés et parla dans un curieux anglais approximatif. Nous qui étions autour de lui n’avons pas saisi les premiers mots qu’il prononça, mais Malcolm les entendit et répondit : « Pour vous, le centre-ville était glacial. Ici, c’est chaleureux. »
Le premier ministre sourit, acquiesçant : « Aaah, oui. On sent bien cette chaleur, ici ».
Pas accroc à la propagande
Puis le leader Muslim, toujours aussi militant, déclare : « Je pense que vous constaterez que les habitants d’Harlem ne sont pas aussi accros à la propagande qu’ils diffusent dans le centre-ville. ».
Dans un anglais hésitant, le Dr Castro répond : « J’admire cela. J’ai vu comment il est possible pour la propagande de faire changer les gens. Votre peuple vit ici et il est tout le temps confronté à cette propagande, et pourtant il comprend. C’est très intéressant. ».
« Nous sommes vingt millions », renchérit Malcolm X, « et nous comprenons tout le temps ».
Les gestes conversationnels de Castro étaient inhabituels. Il touchait ses tempes avec les doigts étendus comme s’il voulait souligner quelque chose ou tapotait sa poitrine, comme pour voir si elle était toujours là.
Son interprète traduisait les longues phrases de Malcolm X en espagnol, et Castro écoutait attentivement et souriait courtoisement.
Au cours de leur conversation, le Castro de Cuba et le Malcolm de Harlem ont abordé de nombreux sujets politiques et philosophiques.
[…]
Sur la discrimination raciale :
« Nous travaillons pour chaque personne opprimée ». Il leva toutefois une main prudente : « Je ne voudrais pas m’immiscer dans la politique intérieure du pays ».
Puis, toujours sur le thème général de l’inégalité raciale, dans un ton légèrement alerte, le Dr Castro déclare : « J’en parlerai dans la salle (faisant référence à l’Assemblée générale des Nations unies)« .
Sur l'Afrique :
« Y a-t-il des nouvelles de Lumumba ? » Malcolm X sourit à pleines dents à l’évocation du nom du leader congolais. Castro leva alors la main. « Nous allons essayer de le défendre (Lumumba) avec force ».
« J’espère que Lumumba séjournera ici au Theresa ».
« Il y a 14 nations africaines qui font leur entrée à l’Assemblée. Nous sommes latino-américains. Nous sommes leurs frères ».
Sur les Noirs américains :
« Castro lutte contre la discrimination à Cuba, partout ».
« Vous êtes dépourvus de vos droits et vous les réclamez »
« Notre peuple change. Nous sommes maintenant l’un des peuples les plus libres au monde ».
« Les Noirs aux États-Unis ont plus de conscience politique, plus de vision que n’importe qui d’autre ».
Sur les relations US-Cuba :
Tant que l'Oncle Sam est contre vous, vous savez que vous êtes un homme bon.
Malcolm X à Fidel Castro
En réponse à l’affirmation de Malcolm que « Tant que l’Oncle Sam est contre vous, vous savez que vous êtes un homme bon », le Dr Castro répond « Pas l’Oncle Sam, mais ceux qui contrôlent les magazines, les journaux… ».
Sur l'Assemblée générale des Nations unies :
« Il y aura une énorme leçon à tirer de cette session. Beaucoup de choses se produiront au cours de cette session et les peuples auront une idée plus claire de leurs droits. »
Le Dr Castro mit fin à la conversation sur une tentative de citation de Lincoln : « Vous pouvez tromper tout le monde un certain temps… » mais son anglais vacilla et il leva les mains comme pour dire « Vous voyez ce que je veux dire ».
Malcolm, se levant pour partir, expliqua son groupe musulman à un journaliste cubain qui venait tout juste d’entrer : « Nous sommes des disciples d’Elijah Muhammad. Il dit que nous pouvons nous asseoir et mendier pendant encore 400 ans. Mais si nous voulons nos droits maintenant, nous aurons à… ». Ici, il fit une pause et sourit énigmatiquement « Eh bien… ».
Personne ne connaît mieux le maître que ses serviteurs [...] Nous savons ce qu'il va faire avant qu'il ne le fasse.
Malcolm X à Fidel Castro
Castro sourit. Il sourit à nouveau lorsque Malcolm lui proposa une parabole : « Personne ne connaît mieux le maître que ses serviteurs. Nous sommes des serviteurs depuis que nous avons été amenés ici. Nous connaissons tous ses petits tours. Vous comprenez ? Nous savons ce qu’il va faire avant qu’il ne le fasse ».
Le dirigeant cubain écouta cette traduction en espagnol, puis pencha sa tête en arrière et rit de bon cœur. « Sí, » dit-il chaleureusement. « Sí ».
Nous avons fait nos adieux, puis nous avons descendu le hall bondé, pris l’ascenseur jusqu’à la rue, où à l’extérieur la foule s’agitait encore.
Le jour d'après
Quelques jours plus tard, le 26 septembre 1960, Castro délivre son discours à la XVème Assemblée des Nations Unies. Le Líder Maximo y prononce un discours historique de 269 minutes, soit 4 heures et 29 minutes, devenant ainsi le second discours le plus long de tous les temps prononcé à l’ONU.
Comme promis à Malcolm quelques jours plus tôt, le 1er ministre cubain aborde, durant sa longue tirade à l’encontre du capitalisme et de l’impérialisme américains, plusieurs sujets fâcheux pour l’Oncle Sam. Le Comandante dénonce ainsi la situation des Noirs américains, entre autres.
De son côté, interrogé par la presse sur sa rencontre avec le dirigeant cubain, Malcolm X répond :
Le premier ministre Castro s'est prononcé contre le lynchage, soit davantage que ce qu'a fait le président Eisenhower. Castro a également pris plus ouvertement position en faveur des droits civils des noirs cubains.
Le Black Shining Prince affirme en outre : « Pendant que le Dr. Castro était à Harlem, grâce aux Nationalistes et aux Muslims, il n’y a pas eu d’émeutes ou d’anarchie à Harlem […] Malgré cela, la presse quotidienne a déclenché une attaque de propagande sauvage contre nous, déformant volontairement les faits, racontant volontairement des mensonges éhontés, nous qualifiant de terroristes sans foi ni loi, de subversifs, de séditionnistes, etc. ».
Malcolm X ajoute quelques années plus tard dans son autobiographie que Castro « a réussi un coup psychologique sur le département d’État américain quand il l’a confiné à Manhattan, sans imaginer un instant qu’il resterait dans la banlieue d’ Harlem et ferait une telle impression sur les Noirs ».
Malcolm X demeure l’un des plus célèbres militants noirs américains. Devenu l’un des chefs de file du mouvement des Black Muslims, il quitta celui-ci en 1964 pour créer une organisation non religieuse qu’il voulait plus politiquement engagée encore, l’Organisation de l’unité afro-américaine (OUA). […]
Ce recueil retrace l’itinéraire politique de Malcolm X à partir de sa rupture d’avec les Black Muslims. Il éclaire l’évolution d’un homme profondément sensible, marqué par l’amère condition des siens, mais décidé à en finir –; par tous les moyens –; avec la ségrégation, la misère et le racisme.
Malcolm X & Fidel Castro ne se rencontreront plus. Le ‘Hajj’ Malik al Shabazz doit recevoir, en décembre 1964, la visite du Che Guevara. Le révolutionnaire, de passage à New York pour s’adresser à l’ONU, a en effet prévu de se rendre à Harlem pour y rencontrer Malcolm. Cependant, des menaces de cubains de droite forcent le guérillero argentin à renoncer à sa venue dans la ‘Capitale des Noirs’ américaine.
Fidel Castro reviendra par la suite 3 fois à New York. Le leader cubain, qui sera la cible de plusieurs centaines de tentatives d’assassinat de la part de la CIA, dont le célèbre débarquement de la baie des Cochons le 17 avril 1961, retourne dans la Grosse Pomme en 1979, 1995 et 2000, à chaque fois dans l’unique but de s’exprimer à l’ONU.
Lors de son dernier séjour de l’an 2000, le Líder Maximo prononce un discours devant 3000 personnes à la Riverside Church -près d’Harlem- au cours duquel il déclare « À Harlem se trouvent mes meilleurs amis ».
À Harlem se trouvent mes meilleurs amis.
Fidel Castro