Organisation socio-religieuse ayant joué un rôle majeur dans les vies de Malcolm X & Mohammed Ali, la Nation of Islam -dont les membres sont plus connus sous le nom de « Black Muslims »- demeure pour beaucoup une entité méconnue, sinon inconnue.
Quelles sont ses origines ? Quelles sont ses principales figures ? Quelles sont ses idéologies politiques, et ses croyances religieuses ? Quelle(s) différences entre l’Islam et la Nation of Islam ? Comment cette organisation est-elle structurée ? Comment a t-elle évolué au fil du temps ? Existe-t-elle encore aujourd’hui ?
Cette première partie se propose de jeter la lumière sur les origines de cet important mouvement né au XXème siècle et qui, aujourd’hui encore, perdure aux Etats-Unis.
Aux origines de la noi
Fondée en 1930 à Détroit dans le nord des Etats-Unis par le très mystérieux Wallace D. Fard, la Nation of Islam s’inscrit dès lors dans la lignée de précédents mouvements peu ou prou similaires auxquels sont empruntés nombre de concepts et d’idées, tant sur la question de l’émancipation des Noirs américains que sur la composante religieuse.
L’on est alors en 1930, date à laquelle la ségrégation bat son plein aux Etats-Unis. L’esclavage y a officiellement été aboli 65 ans plus tôt, en 1865, suite à la guerre de Sécession, mais les violences raciales, elles, sont toujours la norme, et il n’est pas rare d’assister à de sordides lynchages suivis de pendaisons en place publique, notamment dans les anciens Etats confédérés du sud des Etats-Unis.
C’est dans ce contexte que de nombreux mouvements socio-religieux noirs voient le jour, notamment à partir des années 1910, mouvements prônant pour nombre d’entre eux l’émancipation des Noirs et le refus de l’intégration à la société blanche d’alors.
À ces notions communément assimilées au concept de nationalisme noir, ces organisations ont par ailleurs en commun un mysticisme religieux porté par leurs figures respectives. L’on peut citer pêle-mêle les mouvements Peace Mission de Father Divine, les Commandment Keepers, ou encore l’United House of Prayer de Daddy Grace pour ne citer qu’eux.
De ces divers mouvements, la Nation of Islam puise l’essentiel de son corpus politique et religieux de deux d’entre eux : l’Association universelle pour l’amélioration de la condition noire (United Negro Improvement Association ou UNIA) de Marcus Garvey, et le Temple de la Science Maure en Amérique (the Moorish Science Temple of America) de Noble Drew Ali.
Du premier, Wallace D. Fard en emprunte les grandes lignes politiques que sont l’émancipation économique et culturelle des Noirs, ainsi que le refus de l’intégration et de l’assimilation auxquelles sont préférées la séparation et le retour des Noirs américains en Afrique.
Marcus Garvey, musicien jamaïcain rapidement devenu journaliste et militant pour la cause noire suite à de nombreux voyages en Amérique latine et aux Etats-Unis où il y constate les déplorables conditions de « ses frères noirs », est en effet l’un des précurseurs du nationalisme noir et du panafricanisme.
La peau noire n'est pas un insigne de la honte, mais plutôt un symbole de grandeur nationale.
Marcus Garvey
Garvey, qui fonde son Association universelle pour l’amélioration de la condition noire en 1917 avec la devise « Un Dieu ! Un But ! Une Destinée ! » (« One God! One aim! One destiny! »), considère que les Afro-Américains ne pourront jamais vivre libres et dignes hors d’Afrique et milite ainsi pour un « rapatriement » des noirs américains au continent de leurs ancêtres. Il est à l’origine de la célèbre formule «La peau noire n’est pas un insigne de la honte, mais plutôt un symbole de grandeur nationale».
Du second, Wallace « Fard Muhammad » en extrait le socle des croyances religieuses de la Nation of Islam. « Noble » Drew Ali, né Timothy Drew, est un personnage encore plus incertain et mystérieux que Fard.
Né dans une très hostile Caroline du Nord en 1886, Drew Ali se met en 1913 à répandre aux Etats-Unis une religion qu’il aurait connue au Maroc à l’occasion d’un voyage, au cours duquel le souverain marocain de l’époque Moulay Youssef lui aurait confié la mission d’enseigner l’Islam.
Timothy Drew devient alors « Noble » Drew Ali et se met à fonder des « temples » islamiques dans plusieurs villes des Etats-Unis telles que Pittsburgh, Chicago ou encore Detroit, non sans se proclamer dans le même temps « deuxième prophète de l’Islam ».
Drew enseigne que les Maures sont « asiatiques », et qu’il existe seulement deux peuples sur la planète, les Européens et les Asiatiques. Les peuples de l’Asie, de l’Afrique, et du Pacifique, mais aussi les Latino-Américains, et le peuple autochtone des Amériques sont tous considérés comme « asiatiques ».
Pour lui, les Européens représentent « l’individu inférieur » (Satan), chassés de La Mecque par les musulmans asiatiques. En pratique, la nouvelle religion exalte le nationalisme noir et s’adresse surtout aux Afro-Américains.
Les membres du temple portent régulièrement le fez, y compris Drew Ali, qui arbore une plume cherokee dans le sien, et ajoutent souvent les suffixes « Bey » ou « El » à leurs noms, pour affirmer leur supposé héritage marocain/maure.
Le fondateur et prophète autoproclamé du Temple de la Science Maure en Amérique (the Moorish Science Temple of America) rédige même son propre « Coran », en réalité un opuscule mélangeant des extraits du Coran et de la Bible à des textes de Marcus Garvey ainsi que des anecdotes sur Jésus, le tout commenté et réinterprété par lui-même.
Drew décède le 20 juillet 1929 dans d’étranges circonstances. Bien que cela soit sujet à divergences, de nombreux témoignages indiquent que Wallace Fard fut un sectateur de Noble Drew Ali, certains affirmant même que Fard aurait proclamé être la réincarnation d’Ali.
La Nation of Islam est fondée par Fard un an plus tard, en 1930, à Detroit.
NOI et séparatisme
S’inspirant des thèses de Marcus Garvey, la Nation promeut un séparatisme assumé.
Refusant catégoriquement toute intégration avec l’Amérique blanche, de peur que les Noirs ne perdent leur culture et traditions et considérant la « race blanche » comme une race naturellement injuste et démoniaque, Wallace Fard, puis son successeur Elijah Muhammad, militent en effet pour que les Noirs américains puissent bénéficier de leur propre Etat.
Toutefois, à la différence de Garvey qui milite ardemment pour un retour en Afrique, Fard Muhammad et la NOI ne font pas du retour sur le continent africain un impératif et privilégient l’idée d’un Etat Noir indépendant au sein même des Etats-Unis, où le Sud est souvent considéré comme propice en raison de ses diverses ressources minières et minérales qui permettraient d’y fonder une nation prospère.
En attendant un hypothétique Etat, Fard prône le nationalisme noir, lequel se matérialise notamment au niveau économique : la Nation incite ses membres à créer ses propres commerces, à posséder ses propres terres pour l’agriculture et l’élevage et invite ses fidèles à devenir propriétaires, dans un objectif établi d’autonomie et d’indépendance vis-à-vis du patronat blanc.
Dans le même ordre d’idée, les Noirs sont encouragés à favoriser dès que cela est possible les entreprises -et toutes autres activités- fondées et/ou dirigés par d’autres Noirs. Par ailleurs, chaque fidèle de la Nation se doit de verser 10% de ses revenus à l’organisation, afin de garantir sa pérennité.
De plus, cette doctrine du nationalisme noir propagée par la NOI se concrétise au niveau social : les Black Muslims -et plus largement tous les afro-américains- sont ainsi invités à fonder leurs propres écoles, collèges et universités et à y placer leurs enfants. La NOI accuse en effet le système éducatif américain d’avoir toujours maintenu les Noirs dans une situation d’échec scolaire et d’exclusion des universités, et d’avoir développé des programmes développant le mépris pour les Noirs et les civilisations extra-européennes.
Dans son livre Message to the Blackman in America (1965), Elijah Muhammad, second leader de la Nation de 1934 à sa mort en 1975 et Messager autoproclamé, écrit à cet effet : « Nous voulons une éducation égale, mais des écoles séparées jusqu’à l’âge de 16 ans pour les garçons et 18 ans pour les filles, à la condition que les filles soient envoyées dans des écoles et des universités pour filles. Nous voulons que tous les enfants noirs soient éduqués, enseignés et entraînés par leurs propres professeurs. ».
Nous voulons une éducation égale, mais des écoles séparées jusqu’à l'âge de 16 ans pour les garçons et 18 ans pour les filles, à la condition que les filles soient envoyées dans des écoles et des universités pour filles. Nous voulons que tous les enfants noirs soient éduqués, enseignés et entraînés par leurs propres professeurs.
Elijah Muhammad, Message to the Blackman in America, 1965
Par ailleurs, le changement de nom -et parfois du prénom- est une règle de la communauté, et serait dû à un commandement de Wallace Fard Muhammad lui-même. Il s’agit pour le nouvel adhérent d’affirmer la rupture symbolique avec son passé d’incroyant, mais aussi d’exprimer le refus du « nom d’esclave », et donc l’indépendance vis-à-vis du monde blanc. Les déportés africains aux États-Unis recevaient en effet un prénom chrétien et un nom de famille, tous deux imposés par le propriétaire du nouvel esclave.
Les prénoms des nouveaux membres de la NOI ne sont pas toujours changés, mais quand ils le sont, c’est au bénéfice de prénoms islamiques. Les noms de familles sont également fréquemment changés, généralement en faveur d’un nom musulman comme l’illustre Elijah Muhammad né Elijah Pool, mais parfois aussi d’un nom africain ou d’un « X » symbolique, comme le fera Malcolm X, né Malcolm Little.
En outre, le séparatisme avec les Etats-Unis promu par la Nation of Islam se veut total : jusqu’en 1975 et le décès d’Elijah Muhammad, la Nation proscrit à ses membres de participer à la vie politique américaine. Est ainsi interdit aux Black Muslims de voter lors des élections et de participer à tout mouvement politique, participation perçue comme un contresens et une contradiction de taille pour une Nation inspirant à son propre Etat et à ses propres lois.
Suivant cette même logique de séparation et de non-intégration, la NOI interdit formellement à ses adeptes de servir dans l’armée américaine et de participer à ses différentes guerres. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Nation de l’islam affirme ainsi son opposition au gouvernement américain en refusant toute collaboration à l’effort de guerre.
En 1943, encore très petite, Nation of Islam est décrite par un rapport du FBI comme étant « fortement pro-japonaise, et ses leaders conseillent à ses membres de refuser de se faire enregistrer » pour l’effort de guerre en indiquant « qu’ils sont déjà enregistrés à La Mecque ». Elijah Muhammad finit même par être emprisonné de 1942 à 1946 pour sédition.
Bien plus célèbre, le cas de Muhammad Ali qui refusera pour sa part de participer à la guerre du Vietnam et qui se verra lui aussi condamné à la prison, bien que cette condamnation se verra être annulée en appel quelques semaines plus tard.
La Nation ne participe pas non plus au Mouvement afro-américain des droits civiques porté notamment par Martin Luther King, qui prêche les concepts de résistance non-violente et d’intégration, inconcevables pour les Black Muslims qui à l’inverse prêchent les concepts d’autodéfense et de séparation.
L’intégration est une idéologie honnie dans les rangs de la NOI, car en plus de la crainte de voir l’homme noir perdre de son identité et de sa fougue, une croyance religieuse constituant le socle de sa doctrine théologique et très fortement inspirée -sinon héritée- de la secte du Temple de la Science Maure en Amérique de Noble Drew Ali empêche catégoriquement les Black Muslims d’y adhérer : tout comme Drew Ali, Wallace Fard et la Nation considèrent en effet l’homme blanc (ou la « race européenne ») comme étant naturellement maléfique et démoniaque, n’amenant que la corruption et la destruction sur Terre.