Lettre à L’Egyptian Gazette, 25 Août 1964

« Je ne suis pas un raciste et je ne souscris à aucun des préceptes du racisme ». C’est par ces mots que Malcolm X commence sa Lettre à l’Egyptian Gazette, parue le 25 août 1964 dans le quotidien le plus ancien du Moyen-Orient.

Une lettre méconnue dans laquelle le ‘Hajj’ Malik al Shabazz aborde plusieurs éléments clés : regard critique sur son passé de porte-parole de la Nation of Islam, analyse du racisme aux Etats-Unis et solutions proposées, manque d’unité entre les divers mouvements afro-américains, pèlerinage à La Mecque et conséquences sur sa personne…

La version originale, dont Malcolm X France a le plaisir et l’honneur d’en proposer une traduction inédite ci-dessous, est consultable ici.

Lettre à l'Egyptian Gazette - 25 Août 1964

Je ne suis pas un raciste et je ne souscris à aucun des préceptes du racisme. Mais la graine du racisme a été fermement plantée dans le cœur de la plupart des Blancs américains depuis la naissance de ce pays. Cette graine de racisme s’est enracinée si profondément dans le subconscient de nombreux Blancs américains qu’eux-mêmes ne sont souvent même pas conscients de son existence, mais elle peut être facilement détectée dans leurs pensées, dans leurs paroles et dans leurs actes.

Par le passé, je me suis permis à moi-même d’être utilisé par Elijah Muhammad, le chef de la secte connue sous le nom des Black Muslims, pour professer des accusations radicales à l’encontre de tous les Blancs, de toute la race blanche, et ces généralisations ont causé des blessures à certains Blancs qui ne méritaient sans doute pas d’être blessés. En raison de l’illumination spirituelle que j’ai été béni de recevoir à la suite de mon récent pèlerinage dans la ville sainte de La Mecque, je ne souscris désormais plus aux accusations radicales envers quelque race que ce soit.

Mon pèlerinage religieux (hajj) à La Mecque m’a donné une nouvelle vision de la véritable fraternité de l’Islam, qui englobe toutes les races de l’humanité. Le pèlerinage a élargi mon champ de vision, mon esprit, mes perspectives, et m’a rendu plus flexible dans l’approche des nombreuses complexités de la vie et dans mes réactions à ses paradoxes.

À La Mecque, j’ai vu l’esprit d’unité et de véritable fraternité affiché par des dizaines de milliers de personnes du monde entier, des blonds aux yeux bleus aux Africains à la peau noire. Cela a servi à me convaincre que certains Blancs américains peuvent -peut-être- également être guéris du racisme rampant qui les consume, et qui est sur le point de détruire ce pays.

Lettre de La Mecque

Le 25 avril 1964, alors en plein pèlerinage à La Mecque, Malcolm X rédige à un ami resté à New York ce qui deviendra la plus fameuse de ses lettres.

Lire

Je m’efforce maintenant de vivre la vie d’un vrai musulman sunnite.

À l’avenir, je compte faire attention à ne pas condamner quiconque dont la culpabilité n’aura au préalable pas été prouvée. Il me faut répéter que je ne suis pas un raciste et que je ne souscris pas aux préceptes du racisme. Je peux affirmer en toute sincérité que je ne souhaite rien d’autre que la liberté, la justice et l’équité, la vie, et la poursuite du bonheur pour tout un chacun.

[...] ma préoccupation première concerne le groupe de personnes opprimées auquel j'appartiens, les 22 millions d'Afro-Américains [...]

Cependant, la première loi de la nature étant l’auto-préservation, ma préoccupation première concerne le groupe de personnes opprimées auquel j’appartiens, les 22 millions d’Afro-Américains, car nous sommes, plus que tout autre peuple sur terre aujourd’hui, privés de ces droits humains inaliénables.

Mais le temps presse pour l’Amérique. Les 22 millions d’Afro-Américains ne sont pas encore emplis de haine ou d’un désir de vengeance, comme la propagande des ségrégationnistes voudrait le faire croire. La loi universelle de la justice est suffisante pour apporter un jugement sur les blancs américains coupables de racisme. La même loi punira également ceux qui ont profité des pratiques racistes de leurs ancêtres et n’ont rien fait pour expier les « péchés de leurs pères ».

Regardez autour de vous sur cette terre aujourd’hui et voyez les problèmes croissants que rencontre cette génération de Blancs américains. Les « péchés de leurs pères » sont sans aucun doute en train de retomber sur les têtes de la génération actuelle. Aujourd’hui, la plupart des Blancs américains intelligents admettront librement et sans hésitation que leur génération actuelle est déjà punie et tourmentée pour les mauvaises actions que leurs ancêtres ont commises lorsqu’ils ont réduit en esclavage des millions d’Afro-Américains dans ce pays.

Les conditions que les Blancs américains ont eux-mêmes créées les plongent déjà dans la folie et la mort. Ils récoltent ce que leurs ancêtres ont semé.

Il n’est toutefois pas nécessaire que leur victime -l’Afro-Américain- cherche à se venger. Les conditions que les Blancs américains ont eux-mêmes créées les plongent déjà dans la folie et la mort. Ils récoltent ce que leurs ancêtres ont semé. « Qui sème le vent récolte la tempête ». Et nous, les 22 millions d’Afro-Américains, leurs victimes, n’avons qu’à passer davantage de temps à retirer les « cicatrices de l’esclavage » des dos et des esprits de notre propre peuple, cicatrices physiques et mentales laissées par quatre cents ans de traitement inhumain -ici en Amérique- aux mains des racistes blancs.

La clé de notre succès réside dans l’unité d’action. Le manque d’unité entre les différents groupes afro-américains impliqués dans notre lutte a toujours été la raison pour laquelle nous avons échoué à obtenir des gains concrets dans notre guerre contre l’oppression, l’exploitation, la discrimination, la ségrégation, la dégradation et l’humiliation de l’Amérique. Avant que la misérable condition des 22 millions de « citoyens de seconde classe » ne puisse être corrigée, tous les groupes de la communauté afro-américaine doivent former un front uni.

L'ignorance de l'autre est ce qui a rendu l'unité impossible par le passé.

Ce n’est qu’en unissant nos efforts que nous pourrons résoudre nos problèmes. Comment pouvons-nous obtenir l’unité de la communauté afro-américaine ? L’ignorance de l’autre est ce qui a rendu l’unité impossible par le passé. Nous avons donc besoin d’illumination. Nous avons besoin de plus de lumière les uns les autres. La lumière crée la compréhension, la compréhension crée l’amour, l’amour crée la patience, et la patience crée l’unité. Une fois que nous aurons plus de savoir (lumière) les uns sur les autres, nous cesserons de nous condamner mutuellement et un front uni sera créé.

Les 22 millions d’Afro-Américains ont le même but fondamental, le même objectif fondamental. Nous voulons la liberté, la justice et l’équité ; nous voulons la reconnaissance et le respect en tant qu’êtres humains. Nous ne sommes pas divisés sur les objectifs, mais nous avons permis à nos ennemis racistes de nous diviser sur les méthodes pour atteindre ces objectifs communs. Notre ennemi a amplifié nos points de divergence mineurs, puis nous a incités à perdre notre temps à débattre et à nous battre les uns les autres sur des questions insignifiantes et sans intérêt.

L’objectif commun de 22 millions d’Afro-Américains est le respect en tant qu’êtres humains, le droit donné par Dieu d’être un être humain. Notre objectif commun est d’obtenir les droits humains que l’Amérique nous a refusés. Nous ne pourrons jamais obtenir de droits civils en Amérique tant que nos droits humains n’auront pas été restaurés. Nous ne serons jamais reconnus comme des citoyens là-bas tant que nous ne serons pas d’abord reconnus comme des êtres humains.

Le « système » américain actuel ne pourra jamais produire la liberté pour l’homme noir. Une poule ne peut pondre un œuf de cane parce que le « système » de la poule n’est pas conçu ou équipé pour produire un œuf de cane. Le système de la poule a été produit par un œuf de poule et ne peut donc reproduire que ce qui l’a produit.

Le « système » américain (politique, économique et social) est né de l’esclavage de l’homme noir, et le « système » actuel ne peut que perpétuer cet esclavage.

Pour qu’une poule produise un œuf de cane, son système devrait subir un changement révolutionnaire drastique et douloureux… ou UNE RÉVOLUTION. Qu’il en soit ainsi avec le système d’esclavage américain.

Par le passé, les groupes de défense des droits civiques en Amérique ont bêtement tenté d'obtenir des droits constitutionnels de la part du même gouvernement qui a conspiré contre nous pour priver notre peuple de ces droits.

Par le passé, les groupes de défense des droits civiques en Amérique ont bêtement tenté d’obtenir des droits constitutionnels de la part du même gouvernement qui a conspiré contre nous pour priver notre peuple de ces droits. Seul un organisme mondial (un tribunal mondial) peut jouer un rôle déterminant dans l’obtention des droits qui appartiennent à un être humain du fait de son appartenance à la famille humaine.

Aussi longtemps que la lutte pour la liberté des 22 millions d’Afro-Américains sera étiquetée de ‘problème de droits civiques’, cela restera un problème national sous la juridiction des États-Unis et, à ce titre, empêchera l’intervention et le soutien de nos frères et sœurs d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, ainsi que celle des Blancs bien intentionnés d’Europe. Mais une fois notre lutte passée de l’étiquette restrictive des droits civils à celle des droits humains, notre lutte pour la liberté devient alors internationalisée.

[...] alors nous pourrons traîner le gouvernement américain raciste devant la Cour mondiale et y faire entrer les racistes exposés et condamnés comme les criminels qu'ils sont.

Tout comme la violation des droits humains de nos frères et sœurs d’Afrique du Sud et d’Angola est un problème international ayant amené les racistes d’Afrique du Sud et du Portugal à être attaqués par tous les autres gouvernements indépendants aux Nations Unies… une fois que la misérable situation des 22 millions d’Afro-américains sera aussi élevée au niveau des droits humains, notre lutte deviendra dès lors un enjeu international, et concernera directement tous les autres gouvernements civilisés : alors nous pourrons traîner le gouvernement américain raciste devant la Cour mondiale et y faire entrer les racistes exposés et condamnés comme les criminels qu’ils sont.

Pourquoi devrait-il être nécessaire d’aller devant un tribunal mondial pour résoudre le problème racial de l’Amérique ? Il y a cent ans, une guerre civile a été menée -supposément- pour nous libérer des racistes du Sud. Nous sommes toujours les victimes de leur racisme. La proclamation d’émancipation de Lincoln était supposée nous libérer. Nous pleurons toujours pour notre liberté. Les politiciens se sont battus pour des amendements à la Constitution supposés faire de nous des citoyens de première classe. Nous sommes toujours des citoyens de seconde zone.

En 1954, la Cour suprême des États-Unis elle-même a rendu une décision historique interdisant le système scolaire ségrégué, dix ans ont passé et cette loi n’est toujours pas appliquée, même dans les États du Nord.

Si l'Amérique blanche ne pense pas que l'Afro-Américain, en particulier la génération montante, est capable d'adopter les tactiques de guérilla actuellement utilisées par les personnes opprimées ailleurs sur cette terre, elle commet une grave erreur.

Si l’Amérique blanche ne pense pas que l’Afro-Américain, en particulier la génération montante, est capable d’adopter les tactiques de guérilla actuellement utilisées par les personnes opprimées ailleurs sur cette terre, elle commet une grave erreur. Elle sous-estime la force qui peut lui faire le plus de mal.

Un réel et honnête effort pour régler les légitimes griefs des 22 millions d’Afro-Américains doit être effectué immédiatement, ou dans peu de temps il sera trop tard.