Le 25 avril 1964, alors en plein pèlerinage dans la plus sainte ville de l’Islam, Malcolm X rédige à un ami resté à New York ce qui deviendra la plus fameuse de ses lettres.
Dans cette lettre de 6 pages, le ‘Hajj’ Malik al Shabazz évoque l’expérience unique du pèlerinage et son profond impact sur ses opinions & convictions, à commencer par l’abandon de la doctrine raciale consistant à considérer l’homme blanc comme un être naturellement diabolique, doctrine des Black Muslims qui fut sienne des années durant.
MA MX a l’immense honneur de proposer au lecteur la traduction intégrale des 6 pages de cette précieuse archive, consultable ci-dessous.
Annotation : afin de laisser l’aspect le plus authentique à la lettre, la dénomination « La Mecque » a simplement été laissée dans sa version anglophone de « Mecca ».
Mecca, Arabie saoudite – 25 avril 1964
Je viens juste de finir mon pèlerinage (Hajj) ici dans la Ville Sainte de Mecca, la ville la plus sainte du monde, sur laquelle il est absolument interdit aux non-musulmans de ne serait-ce que poser leurs yeux. Ce pèlerinage est l’événement le plus important dans la vie de tous les musulmans, et il y en a plus de 226 000 qui sont ici en ce moment en provenance de l’étranger. De Turquie est venu le plus gros contingent, environ 50 000, dans plus de 600 bus. Cela réfute la propagande occidentale selon laquelle la Turquie se détourne de l’Islam.
Je ne connais que 2 autres personnes qui ont fait le Hajj à Mecca depuis l’Amérique, et les deux sont des antillais qui se sont également convertis à l’Islam. Mr Elijah Muhammad, 2 de ses fils et quelques-uns de ses partisans ont visité Mecca en dehors de la période du Hajj, et leur visite est connue sous le nom de « Omra », ou petit pèlerinage.
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C’est considéré comme une bénédiction dans le monde musulman d’effectuer également la « Omra ». Je doute fort que 10 citoyens américains aient jamais visité Mecca, et je crois que je pourrais être le premier noir né aux États-Unis à effectuer le Hajj. Je ne dis pas cela pour me vanter, mais seulement pour souligner le merveilleux accomplissement et la bénédiction que c’est, et aussi pour vous permettre d’être dans une meilleure position intellectuelle pour l’évaluer (cf : la bénédiction) à sa juste mesure, et alors votre propre intelligence pourra la placer dans son contexte.
Ce pèlerinage dans la plus sainte des villes n’a pas seulement été une expérience unique pour moi, mais une expérience qui a fait de moi le récipient de nombreuses bénédictions inattendues, au-delà de mes rêves les plus fous.
Peu de temps après mon arrivée à Djeddah, j’ai reçu la visite du Prince Muhammed Faisal qui m’a informé que son illustre père, son Excellence le Prince Faisal, le dirigeant de l’Arabie, avait décrété que je sois un invité de l’Etat. Ce qui s’est passé dès lors nécessiterait plusieurs livres pour le décrire, mais grâce à la générosité de son Excellence, j’ai pu séjourner dans les meilleurs hôtels à Djeddah, Mecca, Mina – avec une voiture privée, un chauffeur, un guide religieux, et de nombreux serviteurs à ma disposition.
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Jamais je n’ai été si honoré et jamais un tel honneur et un tel respect ne m’ont fait me sentir plus humble et modeste. Qui pourrait croire que de telles bénédictions pourraient s’abattre sur un noir américain !!! Ici dans le monde musulman, quand quelqu’un accepte l’Islam, il cesse d’être blanc ou noir. L’Islam reconnaît tous les hommes comme des hommes, car les gens ici en Arabie croient que Dieu est Un, ils croient que tous les gens sont aussi Un, et que tous sont frères et sœurs d’une famille humaine.
Je n’ai auparavant jamais été témoin d’une hospitalité aussi sincère, ni de la pratique d’une vraie fraternité comme je l’ai vu ici en Arabie. En fait, tout ce que j’ai vu et expérimenté au cours de ce pèlerinage m’a forcé à «réarranger» une grande partie de mes schémas de pensée et à mettre de côté certaines de mes précédentes conclusions.
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Cet « ajustement à la réalité » n’a pas été trop difficile à effectuer pour moi, car malgré ma ferme conviction en tout ce que je crois, j’ai toujours tenté de garder un esprit ouvert, ce qui est absolument nécessaire pour refléter la flexibilité qui doit aller de pair avec toute quête intelligente de la vérité.
Il y a des musulmans ici de toutes les couleurs et des groupes provenant des 4 coins du monde. Au cours des 7 derniers jours ici à Mecca (Jeddah, Mina et Mustalifa), tout en accomplissant les rituels du Hajj, j’ai mangé dans la même assiette, bu dans le même verre et dormi sur le même lit ou tapis avec des rois, des potentats et d’autres formes de dirigeants, mais aussi avec d’autres musulmans dont la peau était plus blanche que blanc, dont les yeux étaient plus bleus que bleu, et dont les cheveux étaient plus blonds que blond – je pouvais regarder dans leurs yeux bleus et voir qu’ils nous regardaient tous de la même façon (des Frères), parce que leur foi en un seul Dieu (Allah) avait en fait retiré le « blanc » de leur esprit, ce qui a automatiquement changé leur attitude et leur comportement envers les personnes d’autres couleurs. Leur croyance en l’Unicité de Dieu les a rendus si différents des Blancs américains que leur couleur n’a influé en rien dans mes relations avec eux.
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Leur soumission sincère à un Dieu unique et leur acceptation de tous les peuples comme égaux font qu’ils (ces « Blancs ») sont également acceptés comme égaux dans la fraternité de l’Islam avec les non-Blancs.
Si les blancs Américains pouvaient accepter la religion de l’Islam, s’ils pouvaient accepter l’Unicité de Dieu (Allah), ils pourraient alors eux aussi accepter sincèrement l’unicité des hommes, et cesser de toujours juger les autres en fonction de leur « différence de couleur ». Et avec le racisme qui ravage maintenant l’Amérique comme un cancer incurable, tous les Américains doués de raison devraient se montrer davantage réceptifs à l’Islam en tant que solution déjà éprouvée au problème racial.
Le Noir américain ne pourrait jamais être blâmé pour ses « animosités » raciales, car celles-ci ne sont que des réactions ou des mécanismes de défense que son intelligence subconsciente l’a forcé à ériger en réponse au racisme conscient pratiqué (initié contre les Noirs en Amérique) par les Blancs américains. Mais alors que l’obsession insensée de l’Amérique pour le racisme la conduit sur le chemin du suicide, près du précipice menant à un puits sans fond, je crois que les Blancs de la jeune génération, dans les collèges et les universités, grâce à leur propre intellect -jeune et moins restreint-, verront « l’écriture sur le mur » et se tourneront pour leur salut spirituel vers la religion de l’Islam, et forceront la vieille génération à les suivre…
C’est la seule façon pour l’Amérique blanche d’éviter le désastre inévitable auquel mène toujours le racisme, et l’Allemagne nazie d’Hitler en fut la meilleure preuve.
Maintenant que j’ai visité Mecca et que j’ai ajusté mon chemin spirituel personnel à l’endroit où je peux le mieux saisir la profondeur de ma religion (l’Islam), je vais m’en aller dans quelques jours pour continuer mon voyage dans notre Patrie Africaine. Si Allah le veut, d’ici le 20 mai, avant mon retour à New York, j’aurais visité le Soudan, le Kenya, le Tanganyika, Zanzibar, le Nigeria, le Ghana et l’Algérie.
Tu peux utiliser cette lettre comme bon te semble.
El Hajj Malik el Shabazz (Malcolm X)